Passant d’un jour, tes pas insouciants foulent le sentier qui serpente le long de la Saulx, tu savoures la sérénité de l’instant, bercé par le doux clapotis de l’eau fraîche, charmé par le babil des merles ou des pinsons, tu savoures la lumière changeante, les couleurs tendres qui enchantent le regard…
Passant d’un jour, sais-tu l’histoire, sais-tu le drame ?
Passant d’un jour, approche-toi de ce tertre, regarde, écoute…
Le temps se délite, recule et se fond…
La chaleur étouffante a posé sur les maisons du village une chape lourde, une belle journée d’été, teintée d’une secrète espérance. On parle à demi-mots de la libération prochaine… Et pourtant, depuis deux jours, une menace est palpable, une indicible menace qui laisse planer sur la vallée son ombre maléfique.
Bruits de moteurs, allées et venues inquiétantes, l’espoir semble être suspendu… Beurey, tout proche, a déjà connu l’horreur, Couvonges, Mognéville, plus tard Trémont…
Sur les douze heures, la chasse commence…
Passant d’un jour, ferme les yeux… la rafle méthodique s’organise, chaque logis est visité, chaque homme présent est emmené… de maison en maison, la nouvelle se répand… lucides ou chanceux, certains s’enfuient…
Passant d’un jour, vois ce garçonnet d’ordinaire si espiègle, qui foule l’allée de gravier, écoute ce petit cœur qui bat et qui s’angoisse, ces petites jambes qui courent pour avertir…
Passant d’un jour, vois ce chaos qui déroule ses tourbillons de violence, ses vagues de haine… le feu crépite et noie d’épaisses volutes le paysage d’été.
Passant d’un jour, sur ce tertre si paisible aujourd’hui, inexorablement se met en place la terrible machine qui va dans un implacable destin broyer la vie de quarante-neuf hommes, seulement coupables d’avoir été présents…
Il est bientôt 15h00.
Crachée par de longues salves qui crépitent dans le silence figé d’effroi, la mort fait son œuvre, sous les yeux des proches, fauchant dans de pathétiques soubresauts les pauvres corps désarticulés.
Passant d’un jour, tu sais pourquoi, maintenant, sur cette stèle claire, sont gravés autant de noms, autant de prénoms, de pères ou de maris, de frères ou d’amis. Chaque 29 août, ce sont autant de noms qui sont égrenés, en tragique chapelet, rappelant l’horreur de l’indicible.
De la pierre blanche et des poutres calcinées s’exhalent et flottent en ombres diaphanes les visages de ceux qui ont laissé leur vie sur cette terre gorgée de douleur.
Mais, passant d’un jour, ne te méprends pas.
Si aujourd’hui les traits des disparus s’effacent,
si aujourd’hui à chaque saison, la fleur renaît au bord du chemin,
si l’arbre vénérable étend son ombre fraîche sur l’allée des jardins,
si l’enfant facétieux fait résonner de ses rires la large rue ou la cour de l’école,
si l’oiseau charmeur pépie dans la treille parfumée,
si la coquette façade de la maison resplendit de l'éclat des jardinières,
si la vie un instant engluée dans l’horreur a inexorablement repris ses droits,
restent les larmes, les larmes de ceux qui ont perdu leurs proches, les larmes de ceux qui, soixante-six années plus tard, portent encore, gravée dans le cœur, la trace indélébile de l’angoisse et de la peine.
Alors, passant d’un jour, pour que les souvenirs ne s’effilochent au fil du temps, prends soin, en passant ton chemin, de passer la mémoire et de dire aux autres, là-bas, les larmes d’un village, les larmes d’une vallée.
Diana André
29 août 2010